L’amoureux solitaire

Cette semaine, avec son atelier « Une photo, Quelques mots » Leiloona nous offre un portrait de dos, qui peut emmener l’imagination très loin. Je suis sûre que les textes de cette photo seront très différents les uns des autres… La lecture risque d’être très intéressante. Rendez-vous sur le site bricabook.com pour avoir accès aux différents récits !

Il est bien là, pas de doute possible. Pourtant, depuis un temps infini, il s’est perdu. Et ce n’était pas prévu, bien que prévisible…

On lui avait dit que cette journée était une excursion culturelle particulière. On l’avait prévenu qu’il allait croiser des visages historiques, des paysages magnifiques. Il avait soigneusement préparé son sac en le fourrant de carrés de jus d’oranges et de biscuits au chocolat. Il en avait pris plus de raison, il le savait. Mais il valait mieux prévoir. Si jamais il se perdait à nouveau, il aurait toujours de quoi survivre quelques jours. Et puis, il n’avait pas oublié de prévenir son meilleur ami qu’il allait découvrir « des oeuvres spectaculaires ». D’ailleurs celui-ci avait été tellement curieux qu’il avait insisté pour venir l’accompagner. Max avait alors cédé à ses exigences, au dernier moment, cinq minutes avant de partir. Il l’avait attaché à son sac à dos de manière à ce qu’il ne rate rien de l’exposition. D’ailleurs il avait bien fait parce que comme il se plaisait à le répéter, son meilleur ami avait toujours la banane : la couleur sur la peau, et le sourire en permanence… Ce « sens de la formule » dont il se plaisait à se vanter le faisait beaucoup rire.

Moins ses proches, qui voyait en cette peluche un encombrement augmentant chaque jour un peu plus leur exaspération. Mais que faire ? Ils ne pouvaient que céder à Max s’ils ne voulaient pas subir des crises de nerfs interminables. Cette peluche n’était qu’une de ses exigences parmi tant d’autres. Et celle-ci n’était pas la plus terrible. Relativiser est un mot avec lequel ils ont appris à vivre depuis qu’il était dans leur vie.

Max s’était donc préparé psychologiquement à cette visite au musée depuis déjà 2 jours. Contrairement aux autres jours habituels, le jour de la visite demandait de se lever beaucoup plus tôt que d’habitude. De peur de ne pas pouvoir se réveiller, il avait, la veille au soir, préparé sa casquette et s’était vêtu d’un pantalon et de son T-shirt porte-bonheur (celui qu’il mettait chaque fois qu’il était propre). Se sentant somnolant vers minuit, il avait enfilé ses baskets et endosser son sac à dos, avant de sombrer dans les bras de Morphée. Il s’était endormi sur son lit entièrement habillé de sa tenue du lendemain. Cela n’avait pas été très confortable mais Max préférait toujours anticiper. Si jamais il ratait à nouveau l’heure du réveil, il aurait au moins une étape matinale d’avance : celle d’être prêt.

Mais voilà, la visite au musée avait pris une tournure pénible pour ceux qui l’emmenaient. Alourdi par les quantités astronomiques de gâteaux et jus de fruits qu’il y avait glissé, le sac devint vite un problème sur les frêles épaules de l’enfant déjà affaibli par le manque de sommeil. C’est ainsi que ce poids s’est retrouvé sur les épaules de son père.
Alors qu’il voulait initier son fils à la beauté des peintures historiques, il se retrouvait là, errant dans ce musée qu’il aimait tant, avec une peluche stupide dans le dos. Il avait prévenu sa femme que la sortie ne serait pas évidente. « On ne doit pas s’empêcher de vivre, de sortir, parce qu’il est là » avait-elle répondu. Et elle avait raison. Sans oublier que cette sortie serait la première où ils pourraient ensemble commencer à transmettre à leur fils leur passion pour l’art romantique. Mais dès l’instant où il s’est retrouvé avec ce sac sur le dos, il sut que cette sortie serait aussi laborieuse qu’il l’avait imaginée. Au bout de seulement trois tableaux admirés, Max a commencé à exprimer sa lassitude, n’offrant aucune reconnaissance, même hypocrite, aux peintres qui s’exposaient à lui. Fatigué, usant, traînant les pieds, il avait espéré convaincre ses parents de rentrer. Il avait même tenté de les retenir en s’asseyant dans un coin, et en refusant d’en sortir. Si ses parents osaient l’approcher pour qu’il les suivent dans le musée, Max se mettait à hurler. Cette situation n’était pas vivable, pas tenable, insupportable. Son père, armé de son sac avait choisi la carte de l’indifférence. Il avait tant besoin de cette visite au musée, il avait tant envie de retrouver cette sensation qui l’envahissait lorsqu’il se plongeait dans certaines peintures. Il s’aventurait dans d’autres époques, se perdait dans des regards qui lui parlaient au-delà des siècles.
Non, il ne laisserait pas son amour de la peinture disparaître pour satisfaire les caprices d’un gosse de 6 ans. C’était peut être le sien, mais rien ne l’obligeait à lui obéir. Il ne savait plus comment inverser les rôles… Lui aussi était fatigué, usé…

Ses pérégrinations l’avait mené jusqu’à La Joconde. Depuis combien d’années ne l’avait-il pas vue, ne l’avait-il pas contemplée ? Si belle, si mystérieuse, si déroutante. Il ne peut que constater que ce tableau agit toujours sur lui de la même manière qu’avant. Quand il plonge son regard dans celui de cette femme, peu importe la distance qui les sépare, il se sent aspiré en elle. Son esprit s’évade dans une autre époque, dans un autre corps. Jamais il n’avait osé parlé de cette sensation particulière qui l’envahissait à chaque fois. Qui aurait pu croire sans jugement qu’il était amoureux de La Joconde ?
Alors qu’il se perdait dans les bras de son amour de jeunesse, une voix féminine voulait le ramener à la réalité. Une voix aiguë qui trahissait une angoisse grandissante au fil des secondes qui le ramenaient sur terre. Il entendait des sons atteindre ses oreilles, essayant en vain de rattraper son esprit égaré. Sous ses airs de passionné, errant comme porté par l’étourdissement de l’Histoire de l’Art, se cachait finalement une démarche ingrate et indifférente.
« Il s’est perdu ». Oui, ce n’était pas ce qui allait le faire atteindre des sommets de panique. Depuis un moment, il se doute que le gamin est perdu. Elle est tombée dans son piège machiavélique, elle lui porte de l’attention, hurle son nom. Lui ne cédera pas. Où pouvait-il bien avoir été ? Il n’a pas pu passer les portes de ce musée qu’il sait sécurisées : jamais elles n’auraient laissé sortir un enfant de 6 ans seul. Les vigiles connaissent bien le risque des bâtiments publics comme celui-ci. Il est ici : pas de doute possible.
Serein, certain que Max est sain et sauf, il décide alors de continuer sa balade solitaire sur les chemins de l’indifférence. Finalement, même avec une peluche ridicule dans le dos, on peut réussir à se retrouver au contact de sa passion. Les tableaux eux, ne le trahiront jamais, alors que cet enfant l’avait déjà trompé plusieurs dizaines de fois depuis sa naissance. Il ne se laisserait pas avoir. Il resterait là, avec La Joconde jusqu’à ce qu’on l’oblige à partir. Peut-être est-ce la dernière fois qu’il peut passer autant de temps avec elle…

4 commentaires sur “L’amoureux solitaire

  1. Leiloona dit :

    Je pensais au début que c’était un adulte handicapé qui parlait, mais j’ai fait fausse route ! ;)
    Voici un texte bien sombre, ce point de vue du père sur l’enfant est terrible : « Les tableaux eux, ne le trahiront jamais, alors que cet enfant l’avait déjà trompé plusieurs dizaines de fois depuis sa naissance. »

    Du coup, face à ce tableau de famille, je ressens de la pitié pour tout le monde. Personne n’est à sa place, pas même cette peluche dans un musée. ;)

  2. Olivia Billington dit :

    Tout pareil que Leiloona, en fait.

  3. Ceriat dit :

    Ce père manquait cruellement de culture, dis donc. ;-) Un texte qui porte à réflexion sur les relations humaines. :-)

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